Synopsis
À l’instar d’une toile, ce film a le mérite de proposer des techniques mixtes choisies par un réalisateur pourvu d’un nom de famille aussi difficile à prononcer que chargé d’histoire. En effet Mathieu Zeitindjioglou (marchand d’olives en français) a hérité de ce nom arménien turquifié grâce auquel Garabed, son grand-père, a pu échapper au génocide de 1915. Il est donc fils d’immigré arménien de la troisième génération issu d’un aïeul qu’il n’a jamais connu. En 2008, lors de son voyage de noces en Turquie, il a mis en scène de facto son propre couple. Caméra au poing, lui et sa femme Anna (polonaise d’origine, autre pays à mémoire génocidaire) sont partis sur les traces de Garabed. Au coeur de cette Anatolie orientale, il ne reste apparemment aucune trace d’une civilisation arménienne qui vécut pourtant sur ces terres pendant plus de 3 000 ans. Dans ce pays où parler de génocide arménien est jugé injurieux et peut s’avérer périlleux, où le négationnisme est la règle, leur nom à consonance turque va permettre que se délient les langues locales sur la vision, officielle et personnelle, que se font les Turcs de la tragédie de 1915. On peut regretter que le réalisateur s’efface à l’excès derrière l’évidente vitalité de sa jeune épouse. Mais ce road trip est surtout parsemé de rencontres à travers le pays. Il est l’occasion de faire un constat à la fois amer et vertigineux : tous, guides touristiques, directeurs de musées archéologiques, historiens, économistes, hôtes d’un jour et quidams sont les véhicules d’un négationnisme d’État. Un État vieux de plus de 70 ans qui s’est permis de réécrire les livres scolaires. Dans ces manuels, il est dit que s’il y a bien eu génocide, c’est celui perpétré par les Arméniens sur les Turcs. Ainsi, non seulement l’État turc a réussi à effacer toutes traces de ce crime, mais la rhétorique cynique de l’assassin pour se disculper est de renvoyer aux victimes la charge génocidaire. Tel est le visage de la Turquie véhiculé par ce documentaire hautement poil à gratter, à l’heure où la loi visant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien a été l’origine d’une crise diplomatique entre la France et la Turquie. Cette loi a été censurée par le Conseil constitutionnel à ce titre que le Parlement français n’a pas reçu de la Constitution compétence pour dire l’histoire. C’est aux historiens qu’il appartient de le faire. Ce qui revient à la France, et les preuves sont là, c’est la seule reconnaissance publique du génocide arménien de 1915. Gageons qu’un jour, la vérité, sans laquelle rien de grand n’advient, sera dite. Comme ce fut le cas pour d’autres massacres. Celui de Katyn, par exemple, sujet d’un film fort d’Andrzej Wajda (Katyn, 2007), sur le massacre de milliers d’officiers polonais par l’armée rouge, en 1940. Bien sûr, les auteurs de ces exactions en ont fait porter la responsabilité à l’armée allemande. En 1990, les véritables coupables (les responsables soviétiques du NKVD) ont été reconnus comme tel. À sa manière décalée, poétique et parfois approximative, c’est au tour de Mathieu Zeitindjioglou de livrer un combat pour que vive la mémoire et triomphe la vérité.
© LES FICHES DU CINEMA 2012