Synopsis
Bien que Werner Herzog s’empresse de préciser sa position sur le sujet ("Aucun État ne devrait pouvoir s’arroger le droit, sous aucun prétexte, d’exécuter un être humain."), Into the Abyss n’est pas un plaidoyer contre la peine capitale. À moins qu’il ne s’agisse d’une conception étendue de celle-ci, excédant de beaucoup le cadre judiciaire. Soit une méditation sur l’inéluctabilité de la mort (loi naturelle plutôt que châtiment divin, bien que le film soit pétri de culture chrétienne), qui prend bientôt les allures d’une ronde macabre. Herzog s’intéresse ici à un triple assassinat particulièrement absurde, dont les auteurs, Michael Perry et Jason Burkett, ont été rapidement arrêtés, jugés et condamnés (à la peine de mort pour Perry). Comme souvent, il intègre à son système formel des documents d’archives - ici, les vidéos filmées par la police sur les scènes de crime, qui nous valent ces plans glaçants chez la première des trois victimes : une cuisine, un livre de recettes ouvert, un plan de travail où subsistent quelques cookies inachevés ; et, à quelques mètres de là, une flaque de sang grossièrement dissimulée sous un tapis. C’est que, de toute évidence, le registre documentaire n’exclut pas l’émergence d’une poétique : il y a quelque chose de presque irrationnel dans ce déchaînement de drames (Lisa Stotler, fille de la première victime et soeur de la deuxième, énumère la liste, pour ainsi dire improbable, de ses proches disparus en l’espace de six ans, entre crimes, accidents, maladies et suicides), auquel se mêlent récits abracadabrants (un homme affirme avoir reçu un coup de tournevis long comme le bras, avant d’être allé tranquillement travailler) et géographie aberrante (Perry et Burkett se vantent de leurs crimes dans une ville répondant au doux nom de Cut and Shoot). Autant de détails funestes qui, pour être bien réels, n’en semblent pas moins sortis de l’imagination de Herzog, et s’intègrent sans mal à son oeuvre. L’explorateur illuminé d’Aguirre, le flic borderline de Bad Lieutenant..., le fils matricide de Dans l’oeil d’un tueur (dans lequel s’entremêlaient une fiction contemporaine et l’Électre de Sophocle, d’après un fait divers survenu en 1979) : tous, allumés notoires, ont en commun d’entretenir un rapport pour le moins distant avec la norme. Pas étonnant, dès lors, que Herzog, tel un ethnologue, explore inlassablement le monde et - privilège du cinéma - les époques, du Pérou des conquistadors au Vietnam des années 1960, des grottes du Paléolithique à l’Australie contemporaine. Sonder les tréfonds de l’âme humaine, où les sociétés s’originent (et où pointent cependant et immanquablement la folie, le désordre, l’animalité) : telle est la tâche que s’assigne le cinéaste, plus tendre qu’à l’accoutumée, comme en témoigne l’empathie - sans misérabilisme aucun - qu’il manifeste à tous, proches des victimes comme auteurs des crimes. Une démarche qui n’exclut sans doute pas, ici et là, une part de fascination pour le gouffre en question. Herzog n’en est pas dupe, qui cite Nietzsche en exergue de son film (la phrase opère alors comme un commentaire de son oeuvre tout entière) : "quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi".
© LES FICHES DU CINEMA 2012