Synopsis
Le Titanic sombre. Un homme pousse son épouse à bord d’un canot, offre son gilet de sauvetage, descend dans le salon avec son valet, lui offre un cigare, se sert un whisky et attend que le bateau coule. Il s’appelle Benjamin Guggenheim, a fait fortune dans l’exploitation minière et est père de trois jeunes filles dont Peggy, qui, alors âgée de 13 ans, en sera dévastée. Après l’éditrice de mode Diana Vreeland (2011), c’est donc à cette autre femme d’exception que Lisa Immordino Vreeland consacre son second documentaire. Si la chronologie en six chapitres, de l’enfance à la réussite vénitienne, est formelle, la profusion des images, le rythme soutenu et varié des interviews, l’humour sous-jacent et la personnalité de Peggy Guggenheim illuminent ce film mariant psychanalyse, sociologie et histoire de l’art. Il aura fallu trois ans à la réalisatrice pour y parvenir. Et aussi, la chance aidant, la réapparition, en cours de tournage, de la seule interview accordée par Peggy Guggenheim, peu avant sa mort, à 81 ans. Tout fascine. À commencer par la tragi-comique histoire familiale : le mépris de la branche maternelle en faveur de celle du père, moins riche ; l’excentrique tante Fanny dont le mari se suicida faute d’avoir pu l’assassiner ; la mort de ses neveux, jetés du haut d’un toit, de ses soeurs, de sa fille Pegeen et surtout, à 36 ans, de l’amour de sa vie, l’auteur anglais John Holms. Ce qu’on découvre de sa vie est tout aussi terrible : maternante mais incapable d’être mère, enlaidie pour avoir interrompu l’opération destinée à resculpter son nez, ... elle fut méprisée par Hilla Rebay, conservatrice du musée de son oncle Solomon, et par les hommes de son temps, qui dominaient le monde de l’art et ne supportaient, en elle, ni la femme ni l’autodidacte. « Fut-elle rebelle à son époque ou conforme au milieu des artistes qu’elle fréquentait ? », interroge un intervenant. Quoi qu’il en soit, elle aima « l’art pour l’art », la peinture, la sculpture et l’architecture d’intérieur, n’attendant aucune gratitude des artistes. Ce qui nous conduit au troisième volet abordé : la mécène, accoucheuse de talents et dévoreuse d’hommes : Becket, Duchamp (son pygmalion), l’opportuniste Ernst (épousé en 1942), Kandinsky, Breton, Tanguy, Klee, de Kooning et Pollock bien sûr, à qui elle alloua une rente de 300 dollars par mois. La liste de ses amants et découvertes rivalise ainsi avec le nombre de ses chiens (57) ! Elle exposa aussi Lucian Freud, les parents de Robert de Niro et sa propre fille Pegeen. Quatrième piste, enfin : l’organisatrice d’expositions qui fut, en 1938 à Londres, la première à présenter l’avant-garde surréaliste et cubiste européenne, et envoya, en 1940, leurs tableaux aux États-Unis car Le Louvre ne trouvait pas digne de les protéger. Et fut la première, là encore, à exposer trente femmes après guerre, avant de fonder le musée Peggy Guggenheim à Venise, fort de 326 oeuvres de cent artistes, et où elle repose aujourd’hui. On ressort de ce brillant entrelacs ébloui, nourri, dynamisé. Et on ne rêve que d’y replonger pour s’attarder sur Lifar, Massine, Khanweiler, Cocteau, Kiesler...
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