Synopsis
Un homme en manteau noir, l’air grave, marche dans les hauteurs de Santiago. Il s’arrête (peut-être une Vespa passe-t-elle dans le hors-champ ?), et observe la ville qui se dévoile à lui, dans un lent zoom qui opère le changement de point de vue, éclipsant le héros particulier au profit d’une mosaïque générale. Voici le premier plan, doté d’une puissante force symbolique, de ce premierlong métrage documentaire de Nanni Moretti. Le passage d’une silhouette à ce point identifiée à celle d’un personnage (même dans ses documentaires précédents) à une forme d’ascèse du témoignage peut avoir de quoi désarçonner. Moretti fait en effet le choix de se placer hors champ et de laisser toute la place à de grands témoins, s’exprimant face caméra pour retracer les espoirs nés de l’élection de Salvador Allende à la tête du Chili en 1970, la sidération face au coup d’État militaire du général Pinochet en 1973, puis l’exil en Italie, pays où le Parti Communiste était alors très présent et dont il est montré (c’est l’aspect le plus intéressant du film) comment il fut une terre d’asile privilégiée pour les réfugiés. Entre les lignes, on imagine ce qui peut faire écho, chez Moretti, dont l’engagement politique des années 1970 a vite laissé place au façonnement d’une poétique de la défaite, dans cette page d’Histoire : le point de bascule entre l’utopie réalisée (les années Allende) et le revers qui ne tarda pas à lui succéder (le coup d’État). Moretti revient ici aux sources, en rallumant à la fois les brasiers chiliens et italiens. Mais à l’heure où Salvini est ministre de l’Intérieur en Italie, un tel retour en arrière est malheureusement plus nostalgique que galvanisant. Et pourtant, Moretti déploie un art de l’entretien vivifiant, mettant en place un grand choeur polyphonique, auquel il tente même d’intégrer la voix des bourreaux, organisé avec une grande science du montage. Chaque témoignage, empli de solennité, se donne à voir dans son entière acception, dans l’euphorie rétrospective comme dans les larmes, dans les non-dits, dans cette béance mate qu’est l’horreur de l’avènement fasciste. L’enchâssement de témoignages actuels et d’images d’archives finit d’asseoir ce film comme oeuvre-palimpseste, tendue entre la vitalité encore active des images et leur devenir-icônes. Bref, le travail est brillant, respectueux, modeste. Mais c’est ce dernier adjectif qui dénote. Car, inattendue de la part de Moretti, cette modestie a en fait tendance à jouer contre le film. En effet, il laisse dans un flou un peu artificiel et dommageable les raisons qui le conduisent à faire ce film, les endroits où cette histoire le concerne. Comment Moretti, qui avait 20 ans en 1973, a-t-il vécu le coup d’État de Pinochet ? A-t-il été parti prenante de l’accueil des réfugiés politiques dans son pays ? Pourquoi a-t-il désiré parler de cela aujourd’hui ? En laissant ces questions hors champ avec une sorte de coquetterie un peu affectée, il cantonne son film à n’être que le rappel - utile, émouvant, certes - de faits historiques dont les documentaires de Patricio Guzmán on déjà fait le récit, de façon plus complète et nécessairement plus puissante.
© LES FICHES DU CINEMA 2019