Synopsis
De quoi Suite parlée est-il la suite ? Avant d’imaginer la moindre réponse à cette question, peut-être faut-il entendre le mot suite dans son acception musicale dont les Suites pour violoncelle seul de Bach restent l’exemple le plus célèbre. Passée cette précision, il semble qu’à sa manière, Suite parlée prolonge, sur un tout autre mode, le sillon que Marie Vermillard avait commencé de creuser dans Petites révélations. Les deux films font preuve d’un même art consommé de la vignette et de la miniature, de la synecdoque enluminée. À l’image de son prédécesseur, Suite parlée s’apparente à un herbier de tropismes inquiets et douloureux, de moments révélés où la conscience de soi - et parfois d’autrui - en a pris un coup, à un index de petites morts restées jusque-là silencieuses. Adossé à une dramaturgie réduite à l’essentiel, celle de l’intime, le film met en scène un travail d’excavation du Moi décliné sous forme de confidence et d’aveu, ou, plus exactement encore, procède à la mise à nu des microséismes intérieurs autour desquels il arrive à celui-ci de se crisper. Ainsi le film invente-t-il sa propre échelle de Richter des tremblements de terre de l’âme, de ces tsunamis qui, pour survenir quotidiennement, n’en passent pas moins inaperçus. Comme s’il s’agissait d’illustrer les termes d’une épilepsie du moi. Venus d’horizons différents, des hommes et des femmes, des jeunes et des moins jeunes, font le récit de ce qu’ils ont manifestement perçu comme un désastre personnel et finissent par dessiner une figure unique : celle d’un voyageur tourmenté, succédané d’Ulysse, errant, sans possibilité de retour, dans les caves et les bas-fonds de la psyché. Installés dans un cadre unique, assis face caméra, tous se livrent ouvertement. En sismographe méthodique et précis, la caméra enregistre le vacillement du regard, le dessèchement de la gorge, les minuscules convulsions de la voix. Et, comme si quelqu’un (nous ?), quelque part, se faisait un sang d’encre en prenant la mesure de ce qui vient d’être énoncé, un noir de quelques secondes sépare chaque confession de la suivante. C’est tout ? Oui, c’est tout. Nous voici entrés de plain-pied dans la matière humaine, cette pâte où la moindre brise, le plus modeste des courants d’air, vient imprimer des abîmes et creuser des gouffres. Il reste à noter enfin que, dans un entêtement admirable, Joël Brisse et Marie Vermillard font - contre vents et marées - du cinéma comme ils l’entendent, un cinéma essentiellement nourri de ce qui les préoccupe, et affranchi des conventions commerciales qui généralement l’étouffent. Un cinéma fait du regard tout à la fois curieux, émerveillé, interrogatif et inquiet qu’ils posent chaque jour sur le monde. Parce que le langage du cinéma est leur manière d’exister dans l’univers. "Donnez-nous, écrivait Robert Desnos, des films à la hauteur de nos tourments". Deux grands artistes, Joël Brisse et Marie Vermillard l’ont de toute évidence entendu.
© LES FICHES DU CINEMA 2010
