Synopsis
Svetlana Geier n’est ni maharani ni cornac dans la forêt thaïlandaise. Cette dame de 85 ans est une éminente universitaire, traductrice de référence du russe vers l’allemand, et ses "5 éléphants" sont les cinq grands romans de Dostoïevski qu’elle a, entre autres, traduits. Durant plusieurs mois, le réalisateur Vadim Jendreyko, documentariste suisse, a filmé les travaux et les jours de cette femme au destin extraordinaire et à l’incroyable énergie. Dans sa maison de Fribourg-en-Brisgau, où règnent le calme et l’harmonie, Svetlana se partage entre ses traductions, remises inlassablement sur le métier, et les tâches domestiques, cuisine ou repassage, qu’elle assume seule, avec un égal bonheur. Aidée par une secrétaire et un ami musicien, relecteur exigeant, elle affine en allemand, jusqu’au vertige du non-transmissible, l’inépuisable langue de Dostoïevski. Entourée de sa nombreuse descendance, elle coupe, râpe et pétrit pour confectionner d’inoubliables repas. Amoureuse des mots mais aussi du beau linge, elle commente, tout en repassant, ce qui lie ses différentes activités car, dans le fond, "texte et textile ont la même racine". Sous cette sérénité laborieuse se cachent des blessures encore vives et profondes que le cinéaste capte peu à peu. À l’occasion d’un retour à Kiev, sa ville natale où elle n’est pas revenue depuis 65 ans, Svetlana évoque son passé. Née en 1923, fille unique d’un ingénieur agronome victime des purges staliniennes, c’est à l’ennemi allemand qu’elle doit sa survie puis sa carrière. Alors que sa meilleure amie, Neta, disparaît, assassinée par les SS à Babi Yar avec 30 000 autres Juifs, Svetlana, grâce à sa maîtrise de l’allemand, devient, à 18 ans, interprète à l’Institut géologique de l’Académie des Sciences. Elle quittera Kiev avec sa mère dans le sillage de la Wehrmacht en déroute. C’est grâce à d’autres Allemands, qui le paieront de leur envoi sur le front de l’Est, qu’elles obtiendront un passeport et s’installeront à Fribourg à la fin de la guerre. Malgré ce qu’elle a compris depuis des horreurs perpétrées par les nazis, Svetlena reste reconnaissante à ceux-là qui, au péril de leur vie, lui ont permis de devenir ce qu’elle est. Passé complexe, douloureux, dont Jendreyko saisit le récit sincère, sans le traquer, avec une délicatesse qui ne voile pas la réalité. L’accident puis la mort de son fils au cours du tournage creusent encore la douleur de Svetlana, sans pour autant lui ôter dignité et lucidité. Toute de distance pudique, émaillée de plans rapprochés sur la tendresse des gestes, travaillée en clairs-obscurs et en contre-jours, la mise en scène est superbe. Associée à un montage d’une grande finesse, elle dresse un portrait passionnant de cette femme exceptionnelle, éprise de beauté et de bel ouvrage, qu’il soit ambitieux ou humble. Chignon neigeux, oeil bleu et visage fin, intelligence acérée et douceur du verbe, cette petite dame courbée par l’âge prend place dans nos mémoires. Jendreyko sait nous faire partager avec un indéniable talent la grâce de cette rencontre.
© LES FICHES DU CINEMA 2010
