Synopsis
Notre monde est une extension cinématographique d’un projet collectif s’étendant également sur Internet. Rassemblant plus de trente-cinq intervenants - philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires, écrivains -, le film part d’un diagnostic : le présent est insupportable. Entendons-nous : il ne s’agit pas, pour le réalisateur Thomas Lacoste, de reprendre à son compte les préoccupations métaphysiques de Schopenhauer. Nul pessimisme dans les propos des multiples témoins, juste le constat que toutes les strates des fondations républicaines et démocratiques sont victimes d’attaques violentes et meurtrières de la part d’une idéologie archaïque, qui montre, d’année en année, son inefficacité : le capitalisme sous sa forme la plus dangereuse, le néolibéralisme. Comme d’autres idéologies, cette dernière repose sur des méthodes mises en place grâce à la propagande et à la volonté de vider les mots de leur substance. Ainsi, le néolibéralisme n’est-il ni nouveau, ni libérateur, bien au contraire. Le volet de la propagande (appelé «communication») est sans doute le grand absent du documentaire, ce qui est bien dommage. Car le film de Lacoste se fonde sur un dispositif intéressant, mais assez hypocrite. Si les mots sont justes, et si certains discours sont réellement constructifs et intelligemment novateurs, les images, elles, ont tendance à les contredire. Tournées à la très en vogue Maison des Métallos, les différentes interventions sont entrecoupées de séquences en Noir & Blanc, dans lesquelles Marianne Denicourt lit à voix haute un roman de Marie Ndiaye, Trois femmes puissantes. Ces séquences ne sont, elles, à aucun moment situées, alors qu’elles ont été filmées dans le jardin de l’ENS, lieu de la reproduction des élites et de l’idéologie qui est ici questionnée, et où la plupart des intervenants enseignent. Problème : en omettant sciemment de préciser ce lieu de tournage, autrement dit en niant le lien qui unit son documentaire à l’ENS, Lacoste donne l’impression de filmer un «entre soi» dont le spectateur pourra se sentir exclu. On ne peut qu’adhérer à la colère du philosophe Luc Boltanski, quand il quitte la scène à coups de «à bas l’excellence !». Mais, justement, l’excellence n’est ici remise en cause que de façon cosmétique, le documentaire confortant même l’amalgame entre excellence et arrogance des élites. Or, quand elle ne se cantonne pas dans des chapelles, l’excellence est un atout incomparable que ceux qui la détiennent ont le devoir de partager avec ceux qui n’ont pas eu la chance d’y accéder. Thomas Lacoste peine ici à faire ce lien. À force, son film montre même, dans leur temple, des élites qui se gargarisent de leur révolte verbale, mettant paradoxalement en scène leur refus de changer la donne. On se demande ce qu’aurait pensé Pierre Bourdieu de Notre monde. Professeur au Collège de France, autre Mecque de l’excellence, ce dernier avait, en son temps, questionné avec plus de force et de subversion la représentation en images de la pensée anticapitaliste, notamment dans La Sociologie est un sport de combat de Pierre Carles.
© LES FICHES DU CINEMA 2013