Synopsis
?En allant à la rencontre des hommes qui, en 1965, ont tué près d’un million de communistes lors de la prise du pouvoir par la junte militaire en Indonésie, Joshua Oppenheimer signe un documentaire qui s’inscrit dans l’esprit du travail de Rithy Panh. Mais, contrairement aux bourreaux de S21 s’interrogeant, de retour dans la prison vide où la présence des fantômes les hante encore, sur le sens de leurs actions, les tortionnaires de The Act of Killing revendiquent fièrement leurs crimes, se pavanent devant la caméra, cabotinent en rackettant des commerçants chinois qui, apeurés, leur remettent de l’argent. Membres aujourd’hui d’une organisation paramilitaire proche du gouvernement, ces anciens bourreaux expliquent volontiers comment gagner les élections grâce à la corruption et à la terreur. Face aux questions du réalisateur, ils semblent décidés à ne pas ménager leurs efforts pour tenir leurs rôles, se mettre en scène, détailler comment ils ont tué, massacré, violé. Anwar Congo et ses amis se prennent complètement au jeu, réutilisent, pour raconter leurs méfaits, les codes des films de cow-boys et de gangsters, qu’ils affectionnent, arguant que leur haine des communistes vient de leur cinéphilie : c’est parce que ces derniers boycottaient les films américains qu’ils ont trouvé naturel de les éliminer, en utilisant les mêmes techniques de meurtre que dans les films en question. Face caméra, Anwar reconnaît ainsi avoir appris à étrangler un homme avec un fil d’acier sans être éclaboussé de sang en regardant des films de mafia. En proie à des délires fantastiques, parfois déguisés en femmes, dansant devant de touristiques cascades, les bourreaux ne cessent de revendiquer l’utilité de leur projet. L’approche d’Oppenheimer rappelle celle d’Herzog dans Little Dieter Needs to Fly (l’auteur de Fitzcarraldo était retourné au Laos avec Dieter Dangler, prisonnier du Pathet Lao lors de la guerre du Vietnam, de manière à ce que, remis en situation, l’ancien pilote revive, face caméra, le calvaire de sa captivité). À une notable différence près : les tortionnaires rejouant des crimes, ici, n’ont jamais été condamnés. La démarche de The Act of Killing s’avère donc plus dérangeante encore, le jeu de la reconstitution pouvant donner le sentiment d’un pouvoir et d’une impunité redoublée. À revisiter ainsi leurs souvenirs, les villageois qui acceptent de rejouer les scènes de pillage dont ils furent victimes en ressortent une nouvelle fois complètement traumatisés. Dès lors, le malaise se fait palpable. Les enfants n’arrêtent pas de pleurer, une femme âgée s’évanouit. C’est seulement lorsque Anwar accepte d’endosser le rôle de la victime (lors de la mise en scène d’un interrogatoire où les bourreaux poussent un homme à avouer qu’il est communiste, alors que c’est faux), qu’il semble commencer à mesurer la portée de ses actes. De retour sur le lieu de ses crimes, il est obligé de s’arrêter de parler pour vomir, le corps restituant, de manière incontrôlable, ce qu’il contient. Ce jaillissement en dit alors bien plus long que toutes les paroles qu’il pouvait énoncer jusque-là pour justifier "l’acte de tuer". Un documentaire à la fois brillant et très dérangeant.
© LES FICHES DU CINEMA 2013