Synopsis
Adi, 44 ans, marié, père de deux enfants, est ophtalmologiste itinérant. Il s’occupe de sa mère et de son père sénile dans un paisible village indonésien, près du fleuve qui charria les corps d’un million de "communistes" (nom désignant aussi les Chinois, les intellectuels, les démocrates...) assassinés lors des grands massacres perpétrés, en 1965, par l’armée indonésienne. Parmi les victimes, Ramli, le frère aîné qu’Adi n’a pas connu mais dont la mort hante les siens. Au fil de ses visites chez des clients qui furent les tortionnaires de Ramli, Adi enquête sur les circonstances de la disparition de celui-ci, et cherche en vain une once de culpabilité ou de regret chez ses bourreaux... Prenant de grands risques, Adi amène d’ex-responsables des Aksi (escadrons de la mort), septuagénaires souvent riches et installés, tous impunis, à rejouer - ce qu’ils font avec fierté - leurs actes criminels. Ainsi Inong, qui explique comment égorger proprement et pourquoi les seins des femmes, une fois coupés, "ressemblent à des noix de coco". Ou bien M.Y. Basrun, membre du parlement régional depuis 1971, qui supervisa les massacres, ou encore Amir Siahaan, qui assume la mort des six cents personnes qu’il fit enterrer vivantes. Le martyre de Ramli apparaît peu à peu comme l’illustration de celui de tout un peuple. L’acmé dramatique survient avec l’oncle d’Adi qui, alors gardien de prison, participa à la mort de Ramli, ce que sa soeur, mère d’Adi et de la victime, ignorait. Elle s’écroule en larmes lors de la visite de Kemat, rescapé proche du défunt, cependant qu’Inong se fait photographier, souriant, sur les lieux de ses forfaits. "C’était comme si on tuait dans l’allégresse", se réjouissait Anwar Congo, chef des Aksi en 1965, dans The Act of Killing (2012), précédent opus de Joshua Oppenheimer sur ce massacre de masse oublié de l’Histoire. "C’est comme cela, la vie sur Terre", conclut en écho et avec la même désinvolture l’un des tortionnaires de ce second volet. L’idée forte, ici, est d’associer un drame personnel à celui d’un peuple. Fidèle à son habitude, Oppenheimer traque les silences, scrute les tics, attend que surgisse l’aveu, souvent enrobé d’un sourire patelin... On peut trouver facile son goût de la métaphore : un ophtalmo cherche à dévoiler la vérité que les bourreaux refusent de voir ; le père, sénile et hémiplégique, se heurte la tête aux murs et se croit chez un étranger (comme le réalisateur ? Comme Adi ?). Ce serait oublier l’ampleur de la tragédie et de l’amnésie coupable de la communauté internationale. Et cet effrayant constat : les événements indonésiens de 1965 ont repris à la perfection la mécanique qui permit la Shoah : propagande, réification de l’ennemi, dilution des responsabilités avec, dans le cas présent, impunité, voire récompense, des coupables. En n’indiquant pas les noms des techniciens pour les protéger, le générique de ce documentaire essentiel, dont on ressort éprouvé mais avec la certitude d’avoir grandi en conscience, rappelle que Brecht et Arendt restent d’actualité : la Bête immonde ressurgit dès que l’on cesse de penser.
© LES FICHES DU CINEMA 2015