Synopsis
Dans l’esprit de son Arche russe (2003), plan-séquence d’une heure et demie en caméra subjective à travers les collections du musée de l’Ermitage et l’histoire russe, Alexandre Sokourov poursuit avec Francofonia un hommage très personnel à ces temples de l’art que sont les grands musées européens. Coproduit par le Louvre, le film s’articule autour de deux axes agrippés l’un à l’autre : la collaboration et l’estime réciproque qui lièrent Jacques Jaujard, directeur du Louvre sous l’occupation allemande, et le comte Franz Wolff-Metternich, nommé par le Reich à la tête de la commission pour la préservation des oeuvres d’art, basée à Paris, d’une part, et d’autre part l’exploration par le réalisateur lui-même de son rapport à l’art, à travers une promenade sélective dans les départements de sculpture et de peinture du Louvre. Abandonnant le défi du film en plan-séquence, Sokourov tisse ici ses deux propos avec une élégance et une liberté empreintes de mélancolie. De sa question initiale : comment et à quel prix, dans le Paris de 1940, ville ouverte à l’ennemi, les oeuvres du Louvre ont-elles pu survivre ?, il développe et met en scène la relation entre le haut fonctionnaire républicain, arrimé à son musée, tel le capitaine à son navire en perdition, et l’aristocrate rhénan raffiné, officier nazi loyal et pourtant, in fine, réfractaire. Pour ce faire, il ne s’interdit aucune fantaisie esthétique et use de toutes les ressources de l’image animée : vidéo Skype avec un porte-conteneur chargé d’oeuvres d’art et malmené par les flots, nombre d’archives d’époque sonorisées et travaillées, photographie patinée à l’ambre, incrustations numériques au kitsch assumé, interaction entre filmeur et filmés, convocation des mânes de Tostoï et Tchekhov... Dans sa visite de l’actuel musée, sorte de rêverie documentaire, il laisse glisser sa caméra avant de s’arrêter sur plusieurs oeuvres qui lui inspirent réflexions et émotions. De cette diversité de formes, qui frôle parfois le bric-à-brac visuel, se dégage non seulement une indéniable grâce, mais aussi la très passionnante description d’une relation personnelle, faite d’estime, de goûts partagés et d’intégrité, entre deux "honnêtes hommes", au-delà de leurs fonctions respectives et de leurs statuts d’occupé et d’occupant. Sokourov ne juge pas plus qu’il n’adoube : il observe avec humanité. On lui pardonnera dès lors - ou pas - les agaçants et superfétatoires fantômes de Marianne et Napoléon Bonaparte, descendus de leurs toiles pour nous asséner en boucle l’une la trilogie républicaine et l’autre tout ce que le musée doit aux pillages de ses campagnes militaires ; l’oubli, sans doute volontaire (on sait Sokourov allergique à la geste révolutionnaire), du rôle de l’abbé Grégoire dans l’institution du Louvre en musée populaire et, bizarrerie surréaliste, les quelques secondes d’archives où de Gaulle décore Ike Eisenhower, l’un et l’autre n’étant par ailleurs jamais cités ni évoqués ! Être irrité par les penchants réactionnaires et un certain égotisme de Sokourov est une chose, lui dénier talent formel, puissance d’évocation et honnêteté artistique, à défaut d’historique, en serait une autre.
© LES FICHES DU CINEMA 2015
