Synopsis
"Pour que les enfants se passent des parents, il faut que les parents se passent des enfants", concluait le jeune Spartacus dans le magnifique et généreux Spartacus et Cassandra de Ioanis Nuguet (2014), où l’on voyait Camille, circassienne dans la banlieue de Paris, lutter pour sortir deux ados de la double et néfaste influence d’un père irresponsable et d’une mère qui lui était soumise. Pour Toto et ses soeurs, son troisième documentaire, le réalisateur, scénariste et directeur de la photographie allemand Alexander Nanau, né en Roumanie, a, lui, posé sa caméra à Ferentari, un ghetto de Bucarest sans éclairage, aux immeubles délabrés et appartements insalubres. À partir de là, et dès lors qu’elle a pour assistant un réalisateur de talent, on se demande si la vie n’est pas la meilleure scénariste du monde. En effet, de façon chronologique et "naturelle", la narration est en progrès constant, ponctuée de rebondissements soignés : Toto remportant la deuxième place du concours international de hip-hop, Ana (17 ans) se découvrant porteuse du VIH, la mère sortant de prison pour en appeler "à l’aide de Dieu" quand elle constate qu’elle a "perdu" Toto et Andreea... Elle fournit en outre le casting le plus extraordinaire qui soit, avec Toto (10 ans), fragile, malicieux, débrouillard, et sa soeur Andreea (14 ans), aux regards et aux silences aussi profonds que lourds de volonté et de souffrance. Le tout dépeint un univers dont le sordide, au sein d’une fiction, paraîtrait sans doute outré : famille en prison, sans contours précis ou absente, camés squattant l’appartement sous la houlette des deux oncles (ah ! Toto demandant en vain aux adultes occupés à se piquer qu’ils lui confirment ce qui est écrit sur une paire de lunettes...), Ana arrêtée, libérée et rechutant, descentes de police, absence totale de minimum vital... Deux caméras (plus une troisième pour les scènes de danse) d’une discrétion exemplaire traquent le moindre geste, sourire ou événement. Le langage cinématographique est ici à la fois simple et élaboré, à l'image de ces séquences émouvantes tournées par Andreea elle-même, dont celle, poignante, où Ana se délite dans un délire paranoïaque. Jamais (sauf quand ils se filment eux-mêmes) les personnages ne regardent vers l’objectif. Il y a encore la faim, la solitude, la saleté, l’insulte qui vaut pour mot de tendresse... Et puis, comme dans tout drame, les stimulantes planches de salut : envie d’apprendre à lire, compter et écrire des deux "héros", éducateurs aimants, hip-hop dynamisant, complicité confondante et bouleversante entre Toto et Andreea. Et, nec plus ultra, la lumière d’espérance quand, au détour d’une chute de neige, Toto et Andreea retrouvent leur rire et leur innocence d’enfants. Tel est le résultat exemplaire de trois mois passés à chercher "le" sujet, de quatorze autres à tourner et d’une année consacrée au montage. Sans ce temps nécessaire, jamais n’aurait pu naître cette oeuvre montrant ce que peut la volonté de s’en sortir chez des enfants ayant tout contre eux, pour peu que des adultes soient à leur écoute pour les aider. Une leçon de vie, d’amour et d’humanité dont il serait dommage de se passer. Et qui confirme que, oui, "Pour que les enfants se passent des parents, il faut que les parents se passent des enfants".
© LES FICHES DU CINEMA 2016