Synopsis
?Gianfranco Rosi est allé poser sa caméra sur l’île de Lampedusa, où viennent s’échouer depuis des années d’innombrables réfugiés venus de Syrie, d’Érythrée, de Somalie et d’ailleurs. Il filme des sauvetages, des perfusions de la dernière chance, des visages sculptés par la souffrance, des regards perdus, des cohortes de fantômes dorés - de l’or des couvertures de survie. En contrepoint, Rosi s’intéresse à la vie des habitants de l’île, et en particulier à Samuele, fils de pêcheur d’une dizaine d’années, que nous suivons tout au long du film. Cet enfant, cousin du petit Gibus de La Guerre des boutons et de Bruno, le courageux fiston du Voleur de bicyclette, est une merveille. Il faut le voir expliquant à son copain comment fabriquer un lance-pierre digne de ce nom : "Tu dois avoir la passion !", dit-il le plus sérieusement du monde. Ces scènes quotidiennes, intemporelles, apportent une respiration face au poids terrible des fragments infernaux auxquels nous assistons. Rosi ne cherche pas à assommer le spectateur, il ne vise pas la sidération traumatique, l’acharnement dénonciateur. Il pose un regard précis, humain sur une réalité, avec ce qu’il faut de courage et de respect. Il ne rabâche jamais, n’insiste jamais. Plan fixe sur d’énormes antennes radar : on entend "Pitié, sauvez-nous !", suivi de "Quelle est votre position ?". Mais l’échange s’arrête vite : le bateau ne répond plus. Pas d’explications superflues, tout est dit. Un réfugié explique que, sur le bateau-poubelle à bord duquel il a fait la traversée de la Méditerranée, il y avait trois classes. Les plus "riches" à l’air libre, les moins riches dans les cabines, les plus pauvres dans la cale, par centaines, baignant dans un mélange d’eau salée et de diesel. On voit des gens cassés, abasourdis, tenter de sourire quand on fait leur photo pour l’administration. On voit un homme incapable de parler, expliquant par gestes qu’on lui a tapé dessus. Il a du mal à rester debout. Plus tard, on le voit assis, l’oeil droit trois fois plus gros que le gauche, et sur sa joue, glissant lentement, une larme de sang. Ici, il n’y a plus de métaphores. "Le réel, c’est quand on se cogne", disait Lacan. Un médecin nous parle des soins qu’il apporte chaque jour aux réfugiés. Il ne s’habitue pas. Il en fait des cauchemars. Quand on voit ce même médecin s’occuper de Samuele, qui se plaint de difficultés respiratoires, l’échange, pourtant léger, est poignant. L’humanité, la douceur avec lesquelles l’homme rassure le bout de chou anxieux et bavard comme Woody Allen, laissent sans voix. De même, cette scène extraordinaire où Samuele et son copain creusent des yeux à des cactus plats pour ensuite dégommer les trognes vertes à coup de lance-pierre. Ayant explosé l’un des cactus avec un pétard, les deux enfants, jugeant sans doute qu’ils sont allés trop loin, s’empressent d’en rafistoler les morceaux avec du gros scotch noir. Ce geste simple, inutile, noble, vient comme en écho au travail du médecin. Et c’est magnifique. Fuocoammare, œuvre admirable en tous points, humaine et terrible, est de ces films qui, sans doute, nous rendent un peu meilleurs.
© LES FICHES DU CINEMA 2016
