Synopsis
Au commencement, il y a un projet de long métrage de fiction. Celui que Jero Yun, Sud-Coréen passionné d’Art nouveau et formé au cinéma en France, préparait après son premier documentaire, Looking for North Koreans (2012). Pour les besoins de son scénario, il fut mis en relation avec une certaine Madame B. à la vie hors norme. Elle invita Jero Yun chez elle et lui proposa alors de tourner un film sur elle. Il fallut du temps pour que le jeune cinéaste se décide à sauter le pas. Et puis nous partons avec eux. Où allons-nous ? À la suite de quelle erreur d’aiguillage avons-nous atterri là ? Il est parfaitement imaginable que Jero Yun se soit posé les questions que nous nous posons lorsqu’il s’est mis en tête de suivre Madame B. dans ses pérégrinations, à travers la Chine, le Laos et la Thaïlande. Le résultat de cette rencontre, de cette épreuve commune, est devenu un documentaire ; un documentaire de friction. Lequel démontre, si besoin était, que, généralement associé au domaine de la science et des techniques, le principe de sérendipité qui consiste à réaliser de manière fortuite, à la suite d’un accident ou du hasard, une découverte scientifique ou une invention technique, est désormais applicable à la production d’une œuvre. Et qu’après avoir rencontré Madame B. au cours de ses recherches, il ne pouvait à ses yeux en aller autrement que changer sa caméra d’épaule et lui consacrer un film. Du côté spectateur, nous finissons par comprendre néanmoins dans quelle galère nous avons été embarqués, de quelle trempe est cette Madame B. qui prête son nom au film, et dont la vie n’en ressemble pas moins à une ahurissante fiction. Vendue par ses passeurs à un paysan chinois alors qu’elle tentait de gagner la Chine, elle est à son tour devenue une trafiquante, une passeuse de drogue, de femmes, de migrants. Elle réussira cependant à faire entrer sa famille en Corée du Sud avant d’accompagner elle-même un groupe de clandestins de manière à vivre enfin auprès de ses enfants, non sans faire au passage l’objet de la « sollicitude » des services de renseignements sud-coréens. Parcours invraisemblable que filme Jero Yun. Et parce que filmer c’est partager une expérience, il a lui-même fait le trajet de Madame B. : il est devenu le passager de cette éprouvante épopée tout en la filmant, ce qui revient à s’exposer à l’incertitude, à se muer en un personnage, traversant les mêmes dangers que les autres, c’est-à-dire susceptible de disparaître purement et simplement. Si bien qu’à plusieurs reprises, ses propres producteurs ne savaient où il était, si même il était vivant ou au fin fond d’une cellule. Il a même été expulsé de Thaïlande, pendant que Madame B. était en centre de rééducation. Et si le documentaire peut sembler parfois être vêtu des oripeaux d’un reportage de journal télévisé pris sur le vif, « embedded » comme disent les militaires, il n’en est rien. Nous sommes moins dans une entreprise de pure captation du réel que dans une tentative, ô combien spectaculaire et réussie, d’écriture et d’interprétation du réel, avec cette part de sidération absolue qu’elle induit. La sérendipité, on vous dit !
© LES FICHES DU CINEMA 2017
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