Synopsis
Raoul Peck réalisera-t-il un jour un biopic en bonne et due forme de l’écrivain afro-américain James Baldwin ? La question mérite d’être posée car le cinéaste a déjà franchi le pas entre le documentaire hagiographique et la fiction héroïque. C’était avec Lumumba et, ici encore, l’admiration profonde du réalisateur pour l’homme n’est pas seulement palpable : elle est le fondement même de la narration et de la réalisation. La démarche rappelle un peu celle de Spike Lee sur Malcolm X, dont Baldwin était par ailleurs très proche. Dans les deux cas, les cinéastes mettent volontairement l’objectivité de côté afin d’offrir au public une figure mythologique. Une différence majeure, toutefois : la vie de Baldwin ne constitue pas vraiment le coeur de I Am Not Your Negro. Le documentaire de Peck prend en effet le parti de prolonger l’un des derniers textes, inachevé, de l’auteur : Remember This House. Un hommage littéraire à quelques-unes des figures les plus marquantes croisées par l’écrivain et qui, toutes, ont connu un destin tragique : Medgar Evers, Malcolm X, donc, et Martin Luther King bien entendu, trois activistes charismatiques, et assassinés dans des circonstances toujours troubles. Le texte de Baldwin met fin aux différences superficielles entre ces hommes (rappelant le grand rapprochement qui s’était opéré, à la fin de leur vie, entre Malcolm et King), et remet en perspective leurs parcours dans le cadre plus global du racisme inhérent, fondamental, de l’Amérique. Peck y ajoute de très nombreuses images de diverses interventions médiatiques de Baldwin, complétant les paroles en voix off (dites par JoeyStarr en version française, et par Samuel L. Jackson en version originale). Bien entendu, à l’aide d’un ajout d’archives toujours bien pensé, le cinéaste ne manque pas de pointer un parallèle entre ces combats et ceux de l’Amérique contemporaine, du triomphe d’Obama aux tragédies récentes des multiples morts par balles. Le portrait chinois de l’écrivain qui surgit ainsi du montage est celui d’un homme torturé, tiraillé, travaillé par le fameux doute des hommes engagés, celui de n’avoir peut-être pas fait suffisamment avancer la cause et, plus terrible encore, d’avoir peut-être été, sans s’en rendre compte, un instrument du statu quo. De manière peut-être plus personnelle, Peck utilise les mots de Baldwin pour faire surgir un nombre important d’images du cinéma hollywoodien, des années 1930 jusqu’aux années 1960, liant ainsi les problèmes de l’Amérique à l’état de sa culture populaire. Une manière de démontrer que le cinéma, cette passion intime de Raoul Peck, a aussi joué un rôle dans l’asservissement et la fracture raciale au cœur du pays. Naturellement, à l’heure où Trump et Le Pen gagnent tant de terrain, I Am Not Your Negro apparaît d’une pertinence accrue. Mais si le film porte bel et bien un message, c’est précisément celui de la permanence absolue d’un problème racial au coeur de l’Amérique, problème que les périodes de progrès semblent cacher plutôt que traiter vraiment. Un constat glaçant, à l’image d’un film d’une beauté toute pessimiste.
© LES FICHES DU CINEMA 2017