Synopsis
Après avoir filmé avec empathie un troupeau de vaches du Calvados (Bovines), Emmanuel Gras s’était intéressé aux sans-abri de Marseille (300 hommes). Le voici maintenant parti très loin, au Katanga, tout au sud de la république démocratique du Congo, pour montrer les efforts démesurés que doivent déployer les paysans africains, à l’instar de ces hommes poussant des vélos surchargés. Pour son nouveau documentaire, Makala (« charbon » en swahili), il a demandé à Kabwita Kasongo, un charbonnier de 28 ans de Walemba, de devenir le personnage principal du film, « acteur de son propre rôle ». Car pour Emmanuel Gras, le documentaire est « une collaboration entre le filmeur et le filmé ». Ainsi, plutôt qu’un film sur, c’est un film avec Kabwita. Du coup, le jeune villageois (dont on découvre le nom seulement au générique de fin) habite totalement le film. Il existe vraiment, comme un personnage de fiction, grâce à l’absence de regard caméra et de dialogues avec le cinéaste. Ses silences n’en sont que plus parlants. Dans la brousse où il habite, la nature a été dévastée, les mammifères ont disparu, c’est pourquoi une grillade de rat est la bienvenue. Kabwita ne pouvant compter que sur son vélo (sa seule possession) et sur la force de ses bras pour nourrir sa femme et ses filles, il doit fabriquer du charbon de bois et aller le vendre dans la grande ville, Kolwezi, à une cinquantaine de kilomètres, où se trouve d’ailleurs sa fille aînée, qui y est scolarisée. Kabwita espère ainsi faire des bénéfices pour construire sa propre maison. Il en dessine le plan, calcule la surface de tôle pour le toit. Le réalisateur filme alors exclusivement l’homme au travail : la coupe de l’arbre, la fabrication du four et des morceaux de charbon, le conditionnement en sacs, le transport et enfin la vente. L’essentiel du documentaire est cependant consacré au transport des sacs accumulés sur le vélo, activité qui, pour n’être pas forcément la plus spectaculaire, est pourtant la plus éprouvante. Trois jours harassants. Ce road movie à pied, à la fois conceptuel et matérialiste, constitue de surcroît le magnifique portrait d’un Sisyphe moderne, courageux, filmé avec empathie (le réalisateur s’interdisant à intervenir quand, par exemple, Kabwita peine à pousser son vélo dans les côtes). Le spectateur est témoin, presque physiquement, des efforts d’un homme voulant réaliser ses rêves. À la frontière du documentaire et de la chronique « néo-réaliste » (le voleur de bicyclette étant cette fois remplacé par des rançonneurs), le film devient un drame humaniste. Les rêves du campagnard se brisent au contact de la réalité urbaine, le charbon est bradé et les tôles sont hors de prix. Kabwita achète des médicaments et, lors d’une veillée de prières, demande à Jésus de le protéger. Nette, la mise en scène est parfaitement maîtrisée, à mille lieues des home-movies trash et paresseux qui se sont multipliés depuis le développement du numérique. La beauté plastique n’esthétise pas la misère mais, au contraire, avec l’aide de la belle musique de Gaspar Claus (tout à l’opposé du folklore africain), elle la stylise et laisse le spectateur admirer, apprécier et réfléchir.
© LES FICHES DU CINEMA 2017
