Synopsis
Ouvrir la voix porte bien son titre, car il n’y est question que de parole. Filmées en gros plan, une dizaine d’intervenantes s’expriment sur deux de leurs points communs, lesquels fondent le sujet de ce documentaire : ce sont des femmes, de couleur de peau noire. Qu’est-ce que cette double définition, évidemment infiniment réductrice, implique dans leur rapport à elles-mêmes et au monde ? Comment deux mots, « femme » et « noire », renvoyant tous deux à l’idée de discrimination, peuvent prendre une place si prépondérante dans la construction d’une personnalité ? La réalisatrice Amandine Gay, par le jeu du montage, fait circuler la parole de façon fluide entre des femmes dont elle ne nous donnera volontairement ni l’âge, ni la profession. Le spectateur a l’impression d’assister à une conférence passionnante, chapitrée par des intertitres. Il est tout d’abord bon de rappeler que pénétrer dans une boulangerie étant enfant, et y découvrir qu’une confiserie s’appelle une « tête de nègre », peut marquer à vie la façon dont on se souciera du regard porté sur soi par les autres. Il est également nécessaire de comprendre que la question « Tu viens d’où? » posée à une femme noire de la troisième génération d’immigration en France n’a parfois pas pour but de s’entendre répondre « Limoges » mais bien de l’interroger sur les origines (africaines, antillaises ou autre) de sa couleur de peau. Ces exemples lexicaux pourraient faire sourire, mais ils sont en fait le coeur du problème, car c’est toujours par des petites défaites qui semblent anodines que se perd une longue bataille pour la reconnaissance de l’égalité entre les êtres. L’étape suivante, c’est une conseillère d’orientation qui décourage une bonne élève d’aller en classe préparatoire en lui disant qu’elle n’a pas le niveau - alors qu’elle l’a, puisqu’elle finira par en intégrer une. C’est tomber amoureuse d’un homme blanc et s’apercevoir que, dans son regard, vous symbolisez juste « la femme noire » au sens large, avec tous les clichés d’exotisme et de sexualité animale que cela implique. C’est vouloir, en tant qu’artiste, jouer une cannibale « dévorant » symboliquement sa compagne, et se poser la question de savoir si cela ne renverra pas, aux yeux du public, cette image du « noir cannibale » contre laquelle il faut lutter sans cesse. Bref, c’est devoir en permanence questionner son attitude, sa posture, sa coiffure, ses gestes et ses paroles... Difficile d’écouter qui l’on est profondément lorsqu’on est obligé de chasser, ou du moins contrôler, son attitude naturelle. Si Ouvrir la voix souffre de quelques longueurs, et peut s’avérer décevant visuellement en n’offrant que de très rares respirations hors des gros plans, il n’en est pas moins un film nécessaire, qui prend le temps de formuler les choses avec précision, en nous rappelant que la bataille des mots est la première à gagner sur le long chemin de l’émancipation. Et, lorsqu’on prend le temps d’affiner les définitions, on s’aperçoit que chaque groupe est la minorité d’un autre, et qu’en dernière instance, chaque individu est une minorité à part entière - ce qui en fait, d’ailleurs, la richesse.
© LES FICHES DU CINEMA 2017
Réalisateur