Synopsis
Une vieille plaisanterie - que connaissent bien les anciens militants communistes - raconte qu’il faut un trotskiste pour fonder un parti et deux trotskistes pour créer une scission. Cette raillerie pourrait s’appliquer au genre humain dans son ensemble puisqu’il suffit d’être deux au moins, deux à peine, pour que surgisse, aussi naturellement que se lève le soleil, la possibilité d’un conflit. C’est, entre autres, ce que Braguino, le nouveau film de Clément Cogitore (Ni le ciel ni la terre), décrit. Ici, au coeur de la taïga sibérienne, dans une région du monde restée aux antipodes de toute ébauche de civilisation, une famille d’expatriés volontaires, les Braguine, fruit de générations d’orthodoxes, a pour unique compagnie une autre famille, les Kiline, devenue l’ennemie avec lequel s’affronter, comme continuent de se déchirer Les Rivaux de Painful Gulch aussi bien que les Capulet et les Montaigu. C’est dire la dimension fictionnelle que revêt Braguino où, entre rivalités territoriales, mesquineries de voisinages et disputes relatives à l’antériorité des uns et des autres sur ces terres dont personne ne voudrait, que nul n’aurait le désir ou même l’idée d’arpenter plus de quelques heures, se rejoue le match immémorial né du ressentiment et de la rancune au quotidien. Lequel invalide en effet tout espoir de communauté. Cette tension dramatique s’exprime à travers une succession de plans d’une beauté assez stupéfiante qui, en semblant relever tour à tour de l’onirisme, de l’étrange, du fantastique, de l’imaginaire, de visions presque chamaniques ou ésotériques, donnent le sentiment d’assister à un spectacle du monde assurément inédit, comme si nous le découvrions pour la première fois. Ce qui pourrait établir une filiation toute naturelle entre les films de cette étoile montante de l’art contemporain qu’est Clément Cogitore - deux de ses oeuvres, Parmi nous (2011) et L’Intervalle de résonance (2016) viennent d’entrer dans les collections du musée national d’Art moderne - et le cinéma de Werner Herzog, hypothèse que ne sauraient démentir tout à fait les précédents films, longs et courts confondus, du premier. Ainsi aurions-nous pu voir cette tête d’ours tranchée rouler de la souche où elle avait été déposée, un visage apparaître au creux de deux mains rassemblées en coupe, ces immenses paysages inhabités, intacts, comme inchangés depuis leur millénaire apparition, où en quarante ans, Sacha Braguine, le père de famille, n’a jamais pu repérer d’autres signes de présence humaine que la sienne, dans l’un des films du cinéaste allemand. Initialement conçu comme une oeuvre diffractée en multiples échos sonores et visuels à destination du BAL, espace d’exposition parisien dédié à l’image-document, a été projeté en salles (et diffusé sur Arte quasi simultanément) dans une version sensiblement ramassée et un format remanié, plus conforme à l’exploitation conventionnelle. Il n’empêche... Bien qu’aplani en quelque sorte, il brillera longtemps d’un éclat absolument singulier qui déjà catapulte son jeune réalisateur du côté des très grands artistes du cinématographe.
© LES FICHES DU CINEMA 2017
Réalisateur