Synopsis
« Quand j’entends le mot mémoire, je me demande toujours ce qui a été oublié ». Cette phrase de Goethe conclut judicieusement ce documentaire sidérant et édifiant sur cette effroyable « affaire Dreyfus des ouvriers » par trop oubliée. En juillet 1910, Jules Durand, docker au Havre, crée le syndicat des ouvriers charbonniers. Le 18 août, éclate une grève aux revendications multiples : l’augmentation des salaires - alors que la mécanisation précarise le métier -, l’obtention de douches et l’appel à lutter contre l’alcoolisme, dû au fait que les ouvriers sont rémunérés en jetons à changer en monnaie chez les bistrotiers à qui la Compagnie Générale Transatlantique a confié leurs salaires. Le 9 septembre, l’ouvrier non-gréviste Louis Dongé meurt lors d’une bagarre. Les coupables sont arrêtés sur place. Or, le 11 septembre, Jules Durand et les frères Boyer, tous syndicalistes, sont cueillis chez eux. Jeune avocat de 29 ans, René Coty, le futur président de la IVe République qui intronisera Charles de Gaulle, est commis d’office. Sur de faux témoignages commandités par la Compagnie Générale Transatlantique en complicité de la Justice, Jules Durand est condamné à mort. Incarcéré, il devient fou. Innocenté en juin 1918, il meurt indigent à l’asile d’aliénés sans que la justice ait jamais condamné les auteurs de la conspiration officiellement avérée. Pire, tous les documents officiels ont disparu. Si la forme enchaîne sans originalité interviews, images d’archives, reportages sur place... sa structure brille par sa pédagogie. Au fil des intervenants, partant en douceur de l’évocation de Jules Durand par des Havrais, elle éclaire en effet l’affaire et ses conséquences avec la tension d’un polar. Il ressort de cette triple destruction d’un homme (et de ses proches), d’un métier et d’une ville un constat d’une puissance et d’une actualité insignes. Ainsi, le « Sans trop qu’on sache trop pourquoi, nous autres, le docker est mal vu et passe pour un fainéant, un voleur, un ivrogne » de l’un d’entre eux répond-il au « Si les Anglais ont détruit 90 % de la ville en 1944, depuis nous on a fait le reste » d’un autre. Lumineux et éclairants sont aussi les commentaires du (prudent) juge Marc Hedrich sur la justice de classe et de Henry Leclerc, qui accable René Coty tout en paraissant le défendre. Et définitivement confondant le témoignage in situ de l’ex taulard-démolisseur Matthieu Gérard sur la capacité d’une prison à rendre fou un homme injustement accusé, au point qu’à sa sortie il ne reconnaîtra pas, « dans tous les sens », sa fille Juliette. Oui, il s’agit bien ici d’un exceptionnel documentaire sur la mémoire à la fois sociale, sociologique, politique, judiciaire... mais aussi littéraire via la pièce de théâtre consacrée à ce drame par Armand Salacrou, premier auteur joué à la Comédie-Française de son vivant après Molière et totalement oublié aujourd’hui ! Si on y ajoute sa résonance avec certains propos dispensés au haut niveau de l’État, le fait que le Premier ministre fut le maire du Havre et que tous les sites confirment ce qui y est dit, on en ressort « instruit » et révolté.
© LES FICHES DU CINEMA 2017