Synopsis
Dans quel acier Wang Bing, travailleur forcené, a-t-il été trempé, à quelle profondeur a-t-il puisé la rage de filmer qui l’anime, la vigueur de regarder et de témoigner sans fin de la peine des hommes, de la commuer en plans ? Et, chacun le sait, pour être à la portée de tous, regarder n’est rien, voir et faire voir relève d’une tout autre difficulté. Et que voit-on dans Argent amer qui se met, plus qu’à nous regarder tout d’un coup, à nous fixer dans les yeux et soutenir notre regard ? Une fois encore, il est question de travail, de ce travail qui tue quoi qu’il arrive, qu’il y en ait trop ou qu’il n’y en ait plus, du travail à la pièce, à la tâche, ininterrompu, exténuant, du travail mal payé, pas payé, que paie comptant celui qui en a la charge. Nous voici partis à Húzhou, cité ouvrière de la grande périphérie de Shanghai, pour accompagner, dans ce Moyen Âge qu’est la modernité chinoise, Ling Ling, Laoh Yeh et Xiao Min, jeunes gens déterminés à y trouver un emploi, un avenir, un horizon que les campagnes dont ils sont originaires ne peuvent plus promettre. Ainsi entrons-nous à leur suite dans le monde, excessivement bruyant et comme clos sur lui-même, de l’industrie du textile et des innombrables ateliers de confection, monde d’une terrible dureté où, du petit patron à l’ouvrier, chacun se débat pour améliorer son ordinaire, un quotidien où le travail commence à sept heures pour ne pas finir avant le milieu de la nuit, où, explique l’un des personnages, ils ne font que bosser, manger, dormir. Et recommencer encore et encore. Pour un salaire médiocre, qui souvent vient tard et parfois ne vient pas. Parce que, bien que dominante, l’industrie chinoise du textile, loin d’être épargnée par la concurrence, l’offre à meilleur coût, est elle-même soumise à la tyrannie des échanges et des marchés. Mais Argent amer est aussi un film sur l’espoir, l’espoir chevillé au corps, d’une issue sociale plus favorable, d’une vie meilleure. Malgré les conflits et les difficultés que fait peser cette forme de servage sur les relations humaines, les couples, les familles... pour peu qu’on ait eu l’opportunité d’en créer une. Politique par essence, ou par définition, le film met en scène une forme d’articulation entre des corps poussés aux limites extrêmes d’eux-mêmes et la rétribution tangible - qu’elle soit financière ou simplement susceptible de nourrir ou revitaliser des espoirs - qu’en attendent les protagonistes. Fruit d’un long tournage, commencé en 2014, et de deux ans d’immersion dans cette ville de deux millions et demi d’habitants située dans le delta du Yangzi, au sud-est de la Chine, Argent amer fait preuve, sinon d’une familiarité inédite, d’une plus grande proximité du cinéaste avec les personnages, héroïques figures des temps modernes à n’en pas douter, que dans ses précédents films, ceci expliquant sans doute cela. S’ensuivent 156 magnifiques minutes de cinéma qui, sans en avoir l’air, contribuent à forger l’évidence que Wang Bing est décidément un cinéaste exceptionnel, sans doute le plus talentueux des documentaristes d’aujourd’hui.
© LES FICHES DU CINEMA 2017
Réalisateur