Synopsis
Toute la beauté de 8, avenue Lénine réside dans la pureté de sa ligne narrative, infime, presque insignifiante. Ici, pas de réseaux de signes, ni de récits aux ramifications multiples, censés transpercer la base testimoniale pour aller chercher au-delà du scénario individuel une forme de postérité collective. Dans ce film, on suit simplement, quinze ans durant, Salcuta Filan, une jeune veuve rom, arrivée en France avec ses deux enfants, Denisa et Gabi. Logée précairement, mais grandement soutenue par le formidable travail municipal de la ville d’Achères, dans les Yvelines, Salcuta n’a qu’une volonté : rester en France. La force de ce travail au très long cours tient dans la volonté des deux réalisatrices de ne pas contextualiser à outrance l’environnement (toujours délétère, surtout chez les décisionnaires coercitifs), de refuser autant que possible la catalyse politique, pour préférer la douceur, bouleversante et bien tangible, de l’intime. Si le documentaire est militant il l’est par humanisme, et il n’a aucune thèse à défendre autre que celle du droit de chacun à pouvoir vivre n’importe où, et de pouvoir jouir sans entraves de cette liberté. Sans angélisme ni pathos, les quinze ans de Salcuta en France sont filmés non pas comme une lutte (ce qui eut pourtant été facile, dans la mesure où la haine aveugle envers le Rom est une des choses les mieux partagées dans toute l’Europe), mais comme l’apprentissage, parfois douloureux, souvent réjouissant, d’une adéquation à un territoire, à ses codes, à ses règles. D’abord jeune mère seule, démunie car parlant mal le français, complètement déracinée, elle deviendra une femme active, fière de la réussite de ses deux enfants et bardée de petits-fils. Pourtant l’histoire de Salcuta n’est pas présentée comme le symbole, facilement récupérable, d’une intégration réussie à la sueur du front mais simplement comme un parcours de vie, racontant au passage la tendre indifférence du monde et la transparence de ceux dont la vie n’inspire ni mépris, ni haine, ni crainte. D’ailleurs, en laissant parfois leur caméra à la famille (comme le faisait déjà admirablement Alexander Nanau dans le sublime Toto et ses soeurs, qui évoquait une famille rom bien plus dysfonctionnelle), Valérie Mitteaux et Anna Pitoun lâchent un lest bienvenu : les moments d’intimité nous apparaissent alors dans toute leur banale crudité, sans autre signifiance que celle qu’ils expriment par eux-mêmes. Certes, quelques inserts contrapuntiques, souvent des images d’archives télévisuelles édifiantes (évoquant notamment les mesure anti-roms, les déclarations de Sarkozy ou l’arrivée à la mairie d’Achères de la droite "dure") balisent le flux chronologique et déchirent le tissu intime de la chronique familiale, mais ils n’interviennent que comme de simples repères contextuels et non comme un commentaire militant. Car le seul sujet qui compte ici, et que le film chérit, c’est bien le portrait, simple, triste et mélancolique, mais surtout digne et formidable, d’une famille qui, quinze ans durant, a creusé le trou dans lequel elle veut qu’on la célèbre - et qu’on l’oublie, joliment fondue dans la norme.
© LES FICHES DU CINEMA 2018
