Synopsis
Si Monrovia, Indiana trouve naturellement sa place dans la série de documentaires que Frederick Wiseman a consacré tout au long de sa carrière au "mode de vie américain contemporain", il n’en fait pas moins figure de geste inédit en se donnant pour périmètre - loin des grands centres urbains qu’il a filmés jusqu’à présent - celui de Monrovia, petite localité rurale (1 400 habitants) du Midwest américain située à 40 kilomètres d’Indianapolis, la capitale de l’état. Territoire riquiqui certes mais tout à fait insolite à l’échelle de communes européennes équivalentes, puisque Monrovia dispose d’un coiffeur pour dames et d’un coiffeur pour hommes, d’un funérarium, d’un armurier, d’un tatoueur, d’une école, d’un cours de danse, de chapelles et d’églises, d’une mairie, d’un vendeur de pizzas, d’un supermarché aux proportions plus que conséquentes, d’entreprises et de foires agricoles, de restaurants, et ainsi de suite, soit une ville autonome, jusqu’à l’autarcie si elle le souhaitait... Reste à noter enfin que la caméra du cinéaste ne pénètre dans aucun espace privé ni habitation pour s’en tenir aux espaces et lieux publics : commerces, conseil municipal, espaces cultuels, de travail, de restauration. Ainsi, Frederick Wiseman, ou sa caméra, arpente-t-il la ville et ses artères comme le ferait Google Maps pour s’arrêter ici ou là, entrer ici, revenir là. Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes si la manière habituelle de procéder du cinéaste - ni questions ni réponses, filmer, rien que filmer, puis monter - n’induisait d’épineuses questions lesquelles ne relèvent pas exclusivement du cinéma mais que le cinéma ne saurait s’épargner. À commencer par celle-ci : n’est-il pas embarrassant de filmer un ensemble de personnes - moins une communauté qu’un entre-soi WASP - qui, pas une seconde, n’auront l’opportunité d’exprimer la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes, de leur mode de vie, de leur place dans le monde ? De les filmer à l’image d’animaux repus et illusoirement satisfaits du sort qui leur est fait ? Mode de vie - en crise par ailleurs, à en juger par la séquence de mise à l’encan de matériel agricole consécutive aux faillites - qui, à la mesure de la laborieuse prise de conscience du mauvais état général de notre planète et de nos civilisations, soulève, dans la plupart des lieux sélectionnés par le cinéaste et des séquences conservées au montage, notre réprobation. Réprobation face à la malbouffe et aux problèmes de santé publique qui s’ensuivent, au culte des armes, à l’épandage massif de pesticides, à la phénoménale mécanisation de l’agriculture et de l’élevage, aux fermes industrielles, au poids des croyances religieuses, à la délirante variété de produits alimentaires. Restent les remarquables séances du conseil municipal, seul espace où des questions se posent : des questions de territoire justement, d’avenir, des questions relatives aux divers grains de sable susceptibles de gripper ce beau, mais fatal, engrenage. Pour peu qu’on prenne en compte la durée du film - 2h23 tout de même ! c’est peu. Trop peu hélas !
© LES FICHES DU CINEMA 2019